Lévi-Strauss
est connu pour être l’une des figures de proue du structuralisme, mais cet
auteur a une position épistémologique originale qui ne correspond pas à celle
du structuralisme en général.
PLAN DE L'ARTICLE
1/ La genèse de la méthode
2/ Vers une anthropologie générale
Du côté des faits
La théorisation
Les inflexions dans la recherche
3/ Les critiques
Le manque de scientificité
Un défaut central
4/ Conclusion
1/ La genèse de la méthode
L’auteur écrit en 1955 : «
L’ensemble des coutumes d’un peuple est toujours marqué par un style ; elles
forment des systèmes. Je suis persuadé que ces systèmes n’existent pas en
nombre illimité, et que les sociétés humaines, comme les individus dans leurs jeux,
leurs rêves ou leurs délires ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent
à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu’il serait possible
de reconstituer » (Tristes tropiques, p. 183). La méthode vise à reconstituer
cette combinatoire.
Cette méthode structurale, qui
concerne l’homme, est aussi une manière de voir le monde en général. Repérant
un ordre dans la réalité, (des régularités, des discontinuités, des symétries),
l’idée vient d’en chercher l’intelligibilité d’en déduire l’organisation, la
structure. Les conduites humaines surtout collectives, les productions
culturelles, les formes d’organisation sociale, les manifestations culturelles,
derrière leur diversité et leur chatoiement esthétique, manifestent un ordre
dont il convient de rendre compte. Pour Lévi-Strauss, cet ordre n’est pas auto engendrée,
il est la marque de l’esprit humain.
Bien entendu cette intuition
complexe n’est pas apparue brusquement prête à l’emploi dans la pensée de Lévi-Strauss.
Elle a une genèse. Lévi-Strauss, quoique peu prolixe sur ce sujet, explicite
parfois certaines étapes de son cheminement intellectuel. Citons par ordre
chronologique ses rencontres avec la géologie, la psychanalyse, la botanique, l’ethnographie,
la linguistique.
Au cours de ses promenades
d’adolescent dans les Cévennes, il note que des effets de surface dans le
paysage correspondent à une architectonique cachée. Par exemple tel végétal
côtoyant tel autre, très différent, signe un changement de sol sur une ligne de
faille. Une architecture profonde et invisible règle les manifestations
visibles et, si on la connaît, les rend intelligibles. Au-delà de la
description du paysage, une explication est possible.
La psychanalyse qu’il découvre
par l’intermédiaire d’un ami psychiatre (le Dr Marcel Nathan) alors qu’il est
en classe de philosophie lui évoque la même chose. Même ce qui se présente sous
des apparences irrationnelles, peut dissimuler une rationalité secrète. Des
aspects visibles apparemment incompréhensibles ou absurdes sont symptomatiques
d’un fonctionnement caché qui est, lui, compréhensible.
Quelques fleurs des champs et en
particulier une fleur de pissenlit, contemplée en 1938 sur la ligne Maginot, donnent
l’idée qu’il doit y avoir des lois d’organisation qui président à leur
agencement compliqué ; ceci en lien avec un sentiment venu à la lecture d’un
ouvrage de Marcel Granet sur la parenté chinoise, sentiment mixte : une
organisation est bien mise en évidence par l’auteur mais elle est trop
compliquée et confuse. Derrière le complexe Lévi-Strauss a l’intuition qu’une
architecture de base plus simple doit exister. Selon Lucien Scubla (Séminaire
du CREA, mars 2007), Lévi-Strauss devrait plus à Granet qu’à la linguistique
que nous allons aborder maintenant.
Le moment de synthèse se produit
lors de la rencontre avec Roman Jakobson. Lévi-Strauss en parle dans la préface
à « L’introduction aux six leçons sur le son et le sens » du linguiste russe. Les
conversations avec lui eurent un effet qui permit de « cristalliser en un corps
d’idée cohérente » les intuitions nées en 1938. Derrière la diversité infinie
des manifestations verbales il y a une structure simple, en tout cas du point
de vue phonologique, qui les détermine.
Citons Philippe Descola qui
résume ce moment de la manière suivante : Lévi- Strauss « découvre dans la
phonologie un modèle exemplaire pour mettre en œuvre son intuition. Ce modèle
présente quatre caractéristiques remarquables : il abandonne le niveau des
phénomènes conscients pour privilégier l’étude de leur infrastructure
inconsciente ; il se donne pour objet d’analyse non pas des termes, mais les
relations qui les unissent ; il s’attache à montrer que ces relations forment
système ; enfin, il vise à découvrir des lois générales ».
« Dès cette époque, Lévi-Strauss
fait l’hypothèse que ces quatre démarches combinées peuvent contribuer à
éclaircir les problèmes de parenté en raison de l’analogie formelle qu’il
décèle entre les phonèmes et les termes servant à désigner les parents. Les uns
comme les autres sont des éléments dont la signification provient de ce qu’ils
sont combinés en systèmes, eux-mêmes produits du fonctionnement inconscient de
l’esprit, et dont la récurrence en maints endroits du monde suggère qu’ils
répondent à des lois universelles. » (La lettre du Collège de France, hors
série, 2008, p.3).
On trouve réaffirmés ces
principes pour les domaines d’étude successifs dont Lévi-Strauss s’est occupé, que
ce soit la parenté, le totémisme, les religions, la pensée sauvage, les mythes.
Derrière le chaos monstrueux de coutumes contradictoires, il est possible
d’atteindre des principes simples et peu nombreux, qui les explique.
Au total Lévi-Strauss, suppose
qu’un ordre simple est repérable dans la diversité et la complexité des
manifestations sociales et culturelles humaines. C’est une intuition méthodique
et une vision générale du monde qui n’est pas démontrable a priori. C’est
l’intuition fondatrice du référent. Elle préexiste, puis préside à la recherche.
C’est sa fécondité et son opérabilité qui en démontreront la valeur après coup.
2/ Vers une
anthropologie générale
Du côté des faits
Le champ factuel concerné
Le champ empirique concerné par
la recherche de Lévi-Strauss est très vaste. Il concerne les activités sociales
et culturelles, telles que les croyances et coutumes, les règles de parenté, les
mythes, les modes de pensée, mais aussi accessoirement les manifestations
architecturales, picturales, la musique. Les régularités trouvées sont
schématisées et théorisées sous formes d’ensembles composés d’éléments
articulés entre eux.
Ses premiers travaux ont porté
sur la parenté, dont il va décrire les multiples formes ainsi que les coutumes
correspondantes (les interdits et les prescriptions), avec en arrière-plan la
fonction sociale effective, quelle que soit la forme prise : mettre en place
l’échange et l’exogamie entre les communautés. À partir des années 60, il se
lance dans l’étude des mythes des Indiens d’Amérique. Cela donnera « Les
mythologiques » suite d’ouvrages dans lesquelles plus de 800 mythes d’Amérique
du sud et du nord sont décrits et analysés. Avec « La pensée sauvage » l’auteur
décrit la manière de penser des cultures non scientifiques qui utilisent
principalement une logique du sensible. Lévi-Strauss montre comment sont
utilisées, comme guide pour la pensée, les formes toutes prêtes, données par
l’environnent naturel.
La manière dont les faits sont
mis en évidence constitue la pragmatique d’une science. Ce sont les aspects
pratiques et techniques de la méthode qui permettent de construire les faits. Pour
un même champ visé par la recherche, selon la pragmatique mise en œuvre, les
faits ne seront pas identiques. Du point de vue de la pragmatique Lévi-Strauss
propose une immersion de l’agent de la recherche dans les faits, afin d’en
avoir une compréhension profonde et intégrée. Il s’agit bien de compréhension
car il faut saisir le sens. À partir de là, le chercheur travaille pour aboutir
à une description qui donnera le matériau de la recherche.
Que les structures soient
méconnues des utilisateurs, apporte une sorte d’objectivité car elles ne sont
pas troublées par la subjectivité individuelle. Du point de vue pragmatique
cela a une conséquence. Les inflexions subjectives données par les utilisateurs
ou les informateurs, de même que les variations circonstancielles, sont sans
importance. Dans certains cas, les protagonistes sont aveugles à ce qu’ils font.
La réciprocité et l’échange, par exemple, peuvent être vécus sur un mode
agonistique (se voler les biens, les femmes) ou les cérémonies de mariage
peuvent être vues en termes romanesques niant l’aspect d’échange contractuel et
de prestance sociale (dans notre société). Les interprétations secondaires, qui
constituent un obstacle à l’observation ethnologique, sont dépassées car le
fait est indépendant du vécu.
Conséquence pratique, il convient
de travailler sur un ensemble de versions. La manière de les traiter passe au
travers des diversités et saisit ce qui est commun. En recueillant un corpus
accueillant toutes les variantes on comprend les transformations qui ont lieu. La
conséquence pragmatique est que non seulement aucune version n’est mauvaise ou
meilleure, mais elles sont toutes utiles pour juger des variations. Et c’est
justement cela qui permet d’accéder au noyau commun qui est intéressant.
Puis, vient une phase de
transition dans laquelle le chercheur transforme le matériau brut en lui
faisant subir un premier degré d’abstraction. C’est ce que nous appelons le
procédé de schématisation, qui n’est pas propre à Lévi-Strauss, mais qu’il
utilise. Le matériau brut est transformé en un certain nombre d’éléments
thématiques pertinents.
La constitution des matériaux
Trouver les unités pertinentes
n’est pas immédiat. Un élément veut dire quelque chose par différence, par
démarcation des autres. Lévi-Strauss applique le principe structuraliste selon
lequel les différences (formelles et de contenu) génèrent les significations et
non l’élément lui-même. Par exemple, le cru n’a pas de signification directe, c’est
l’ensemble d’opposition cru/cuit, cuit/brûlé, cru/cuisiné, etc., qui donne une
signification au cru. Dans la parenté, ce sont les relations mari-femme, père-fils,
frère-sœur, oncle maternel-fils de la sœur, etc., qui forment un système et
sont à prendre en compte.
Il faut aussi identifier le
pourquoi et le comment de telle opposition ou de telle homologie afin de
s’assurer que son repérage n’est pas erroné ou arbitraire. Les éléments des
mythes peuvent venir de circonstances particulières en rapport avec
l’environnement naturel (particularités géographiques, zoologiques ou
botaniques).
Dans les mythes, Lévi-Strauss
opère ensuite une répartition des éléments sur des plans homogènes. Dans le
mythe énoncé par les informateurs qui a ensuite été retranscrit, tout est
mélangé, car l’énoncé du mythe est pris dans un processus narratif. Le
déploiement est linéaire dans le temps, il écrase et confond les différentes
strates (comme un morceau de musique polyphonique pendant le temps d’exécution).
Il s’ensuit qu’un mythe doit être
redéployé comme dans une partition orchestrale pour distinguer les divers plans
qui le constituent. Donnons comme exemple le mythe d’Asdival propre à un groupe
indien de la côte Nord-ouest dont les divers mythèmes identifiables sont
distribués sur quatre plans : géographique, technico-économique, sociologique, et
cosmologique. Ces plans Lévi-Strauss les appelle les codes. Il s’agit de la
nomenclature, du lexique, admis dans un domaine donné.
Puis, concernant les éléments, il
faut mettre en évidence leur organisation qui se fait selon les oppositions
logiques de type spatial (haut/bas), de parenté (aîné/cadet), cosmologique (ciel/souterrain).
Notons qu’une opposition logique
haut/bas peut être exprimée dans le code géographique par sommet/vallée. Le
mélange des codes peut donner un côté baroque voire fantastique au mythe
lorsqu’un code d’un champ est utilisé pour donner une forme logique dans un
autre. Par exemple cuit/brûlé dans la géographie donne un paysage brûlé qui ne
l’est pas concrètent mais appelé ainsi car ennemi (mauvais mais non sauvage
puisque occupé par le clan adverse).
Lévi-Strauss parle de « démonter
les mythes comme des mécanismes d’horlogerie », ou « comme dans une réussite au
jeu de carte, les arranger jusqu’à trouver un ordre » (Interview Guy Marchand, 1972).
C’est un « travail artisanal », dont nous dirons qu’il met en jeu la propre
capacité logique du chercheur. De plus, il s’agit d’une configuration
épistémologie particulière et présentant un danger. Par la schématisation, la
théorisation sous-jacente intervient vite, elle peut donc facilement pervertir
le matériau de base. (voir après).
La
théorisation
La
procédure
La procédure de théorisation
structurale concerne tous les phénomènes sociaux et culturels. Après qu’ils
aient été décomposés en unités pertinentes, il faut chercher comment ces unités
s’articulent entre elles et selon quel ordre. L’effort théorique se trouve là. Le
processus d’abstraction commencé avec la pragmatique et qui a permis de trouver
les éléments pertinents et de les distribuer selon divers plans appelés « codes
», se continue par la construction de la structure.
Pour trouver cette organisation, cette
structure, il faut jouer avec les unités simples en les disposant différemment
jusqu'à trouver un ordre, celui qui est le plus économique possible. Là encore
les différences servent à distinguer. Selon une formule de Lévi-Strauss, « ce
sont les différences qui se ressemblent » ou qui s’opposent (la différenciation
constitue l’élément du système, elle s’oppose ou ressemble à une autre
différenciation). Par comparaison on trouve ainsi des formes identiques. Les
configurations présentes dans les divers plans (les divers codes lexicaux) et
dans les diverses versions, constituent des invariants, des schèmes constants. Ces
relations invariantes sont la structure cherchée.
Ensuite, de cet ordre mis en
évidence, il faut donner un modèle simple et intelligible, si possible
formalisé. Les modèles sont forgés selon une pensée rationnelle utilisant
divers procédés de mise en ordre. Cela peut se faire selon des formes
géométriques triangle, rangée, colonne, agencement dans l’espace ou de type
logico mathématique (structure de groupe). Lévi-Strauss utilise la logique
élémentaire et l’algèbre moderne pour voir si elles sont applicables.
Enfin, il convient de déchiffrer
le sens et trouver la fonction d’ensemble. Dans « La geste d’Asdival », ce
mythe exprimerait la contradiction entre la forme de parenté de ce peuple et
son organisation sociale.
Les résultats
Il résulte de cette recherche que
la fonction symbolique peut être décrit selon des formes logiques qui sont des
oppositions, des symétries, des inversions, des équivalences. A un niveau plus
vaste on trouve des conjonctions et des disjonction avec des possibilités
d’intersection, d’union, et de complémentation. Ce sont les opérations de la
logique élémentaire et de la théorie des ensembles. Ces formes logiques
élémentaires sont à l’œuvre dans toutes les activités humaines.
Dans le livre sur la parenté, on
trouve une formalisation et un essai d’énoncé mathématique (fait par André Weil)
concernant le système de parenté très complexe de la tribu Murngin (Nord de
l’Australie). André Weil révèle dans ses notes : « non sans mal je finis par
voir que tout se ramenait à étudier deux permutations et le groupe qu’elles
engendraient ». De plus « les deux permutations sont échangeables, donc le
groupe qu’elles engendrent est abélien » (Œuvres scientifiques , Collected
Works, t I, Springer-Verlag, New-York, 1979, p. 567). On ne peut guère mettre
en doute ce résultat, il y donc bien une logique à l’arrière-plan de la parenté
d’apparence inextricable des Murngin.
À la fin d’un article consacré à
Wladimir Propp, Claude Lévi-Strauss propose un tableau à double entrée, définissant
et formalisant les différents types d’opérations supposées être à l’œuvre dans
les mythes. (Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 164,165). Hage
et Harary deux mathématiciens montrent que cette matrice n’est pas incohérente
du point de vue mathématique. L’auteur y exprime un système d’opérations qui, schématisées,
« se rapprocherait d’une algèbre de Boole », sans prétendre y être strictement
conforme. Ces opérations portent sur du concret (des actes, des choses, des
situations) et non sur des abstraits. Par exemple le mariage et son contraire
le célibat, ou son inverse le divorce.
Il semblerait que les groupes
booléens s’appliquent aux mythes et rendent comptent des oppositions cru, cuit,
frit, bouilli, qui président aux coutumes alimentaires de nombreuses cultures
et que Lévi-Strauss avait proposé de formaliser sans son « triangle culinaire »
associant cru-cuit-pourri.
Dans La potière jalouse, une
formule synthétique réapparaît la « formule canonique » des mythes déjà
proposée auparavant mais peu explicitée. La formule canonique des mythes donne
une formalisation non logique de certaines régularités. Si dans une séquence du
mythe on trouve une action de type x appliquée à un personnage a et la même
action appliquée à un personnage b ceci se complète régulièrement dans le mythe
de l’action considérée appliquée à b et de l’action du l’inverse du personnage
appliquée à un tiers terme y. La formule décrit une régularité, c’est-à-dire
que cet agencement se reproduit dans la plupart des mythes. Même remarque que
précédemment, il s’agit de situations concrètes et non d’une formule portant
sur des abstraits. Par exemple la séquence double faire le bien appliqué au
héros et faire le mal appliqué au traître, se complète de la séquence double
faire le mal appliqué au héros et faire le bien appliqué au traître anéanti.
Sur ces différentes controverses
que ces tentatives de formalisation ont engendrées, nous renvoyons à l’ouvrage
de Lucien Scubla, Lire Lévi-Strauss (Paris, Odile Jacob, 1998). Notre
interprétation de l’affaire est qu’il paraît préférable de ne pas considérer ce
formalisme comme logico mathématique, mais comme utilisant le langage formel
pour mettre en évidence des régularités de manière concise. Lucien Scubla parle
de résumé sténographique (ibid., p. 121). Selon nous la question de la validité
de la formalisation n’est pas pertinente du fait de la situation
épistémologique particulière des sciences de l’homme. (voir après)
Les inflexions dans la recherche
On peut noter deux inflexions
dans l’orientation des recherches de Lévi-Strauss d’abord la mise en avant du
langage puis du sensible.
Dans les années 50, Lévi-Strauss
espère trouver du côté du langage le fondement de la structuration symbolique
spécifiquement humaine. La linguistique l’a influencé directement par son
amitié avec le linguiste russe Roman Jakobson rencontré aux USA et par la
lecture du Cours de linguistique général de Ferdinand de Saussure. De plus il y
eu une domination de cette discipline à cette époque que l’on a qualifiée de «
science pilote ».
Passé le moment d’influence
inaugural, la référence à la linguistique restera, mais uniquement dans son
aspect méthodique à savoir le principe de recherche des différences. Les
éléments à considérer se définissent par leurs différences et ce sont ces
rapports différentiels qui font qu’un système s’organise et fonctionne. Ce
point central de la méthode ne sera jamais abandonné par Lévi-Strauss.
Le modèle donné par la
linguistique repose sur la distinction entre les termes et les relations. Les
langues peuvent paraître compliquées, mais l’on s’applique à considérer que les
phonèmes sont régit par des différences et que celles-ci distinguent des
significations, dans cette mesure on peut trouver une structure simple. Les
petites variations n’ont pas d’importance et peuvent être négligées puisque ce
sont les relations qui ont une importance.
Lucien Scubla écrit à juste tire
que « pour l’heure (1958/59), c’est avec les concepts que les linguistes ont
emprunté à la théorie de l’information … que Lévi-Strauss poursuit son travail
et décrit les trois opérations successives que doit comprendre une étude
structurale … : distinguer les codes, analyser la structure du message, en le
sens » (Scubla L. Lire Lévi-Strauss, Paris, Odile Jacob, 1998, p.48). Nous
n’avons pas repris cette terminologie datée car son emploi est source de
confusion puisque précisément dans la théorie de l’information-signal, elle a
un sens différent.
Il y a manifestement, avec et
sans jeu de mot, un « excès de langage » à ce moment chez Lévi-Strauss : par un
emploi et une extension abusive des termes de la théorie de l’information et de
la linguistique et par l’extension abusive vers une explication ultime et
universelle. On est à l’époque du tout langage. On peut effectivement parler
comme le fait Lucien Scubla de « carcan linguistique » (Lire Lévi-Strauss, Paris,
Odile Jacob, 1998, p. 259).
Cet excès d’extension se retrouve
chez Lacan et ses suiveurs qui tentent d’imposer l’idée que l’inconscient
affectif et relationnel serait lui aussi gouverné par la structure langagière.
(voir Juignet P., Histoire idées psychanalytiques, Grenoble, P.U.G., 2006). La
formulation de ce genre d’idée existe chez Lévi-Strauss. En 1958, l’auteur
suggère qu’une « nouvelle version de l’inconscient voit le jour, car cessant
d’être l’ineffable refuge des particularités individuelles, le dépositaire
d’une histoire unique, … il se réduit … à la fonction symbolique » (Anthropologie
structurale, Paris, Plon, 1958, p. 224), commune à tous les hommes. La fonction
structurante « impose des lois […] à des éléments inarticulés qui proviennent d'ailleurs
: pulsions, émotions, représentations, souvenirs » (Anthropologie structurale, Paris,
Plon, 1958, p. 232, 233).
À partir des années 1960, Lévi-Strauss
met en avant ce que l’on pourrait appeler une logique du sensible. Logique du
sensible veut dire que le filtre sensoriel (issu de notre biologie) et les
formes vues dans l’environnement naturel donnent une configuration, une
structure, qui ensuite peut jouer comme opérateur logique pour organiser la
pensée. Ce développement est venu avec la livre sur La Pensée sauvage et il a
déterminé le travail des Mythologiques.
Donnons un exemple des procédés
d’une logique du sensible. Elle permet de faire des oppositions fines : compatibilité
et incompatibilité, symétrie, contraste. Elle permet l’interposition au sein
d’une gradation continue, ou encore les ramifications multiples comme celles
d’une cristallisation. Elle offre une richesse à côté de laquelle la logique
propositionnelle paraît pauvre, richesse qui permet de saisir la complexité du
monde concret.
La pensée sauvage (classificatrice
et/ou magique) et la pensée scientifique (rationnelle) sont mises en relation. L’une
porte sur la perception, le sensible et l’imagination, l’autre sur l’abstrait (les
qualités premières), mais elles ont un noyau fonctionnel commun. On peut faire
le reproche que la recherche d’une logique commune conduit à minimiser les
différences. C’est ce que fait remarquer avec humour Jean Piaget en indiquant
que Lévi-Strauss néglige l’évolution de la pensée, pourtant évidente, de celle
de l’enfant à celle de … Lévi-Strauss (Piaget J., Les structuralismes, Paris, PUF,
1968, p. 100).
3/ Les critiques
N’étant pas ethnologue, il ne
nous est pas possible de juger de la pertinence interne des travaux de Lévi-Strauss.
C’est en tant qu’épistémologue que nous porterons une appréciation prudente.
Le manque de scientificité
Lévi-Strauss fait lui-même
remarquer concernant les sciences de l’homme que l’agent de la recherche
participant à l’objet de sa science, l’objectivité est difficile. Le chercheur
faisant partie du champ d’étude, il ne peut y être indifférent et
l’impartialité est difficile. C’est un aspect de la pragmatique qui est évident
pour Lévi-Strauss, et qu’il considère comme inévitable. Mais il ne donne pour
remède que l’effort individuel et la vertu du dépaysement devant une culture
étrangère. Il y a là une insuffisance notable.
La méthode suivie, nous l’avons
vu plus haut, peut facilement être biaisée par torsion des faits du fait de la
schématisation précoce. La pragmatique n’est pas totalement séparable de la
théorisation, mais elle doit avoir une autonomie pour ne pas biaiser les
matériaux. Si ce n’est pas le cas, on tombe en plein sous la critique
d’irréfutabilité mis en avant par Karl Popper. La connaissance n’est pas
scientifique car les faits sont choisis et tordus pour corroborer la théorie. Sur
ce point aucun remède n’est proposé.
C’est hélas assez souvent le cas
dans les sciences de l’homme. C’est ce que signale de manière caustique Lucien
Scubla au sujet d’Algirdas Greimas qui a tenté de concilier les travaux de
Propp et de Lévi-strauss. Le risque est de procéder « comme un théologien, …qu’il soit ndembu ou
dorzé , chrétien ou musulman, lacanien ou marxiste, , qui sait d’avance qu’il
pourra toujours concilier les dogmes et le faits » (Lire Lévi-Strauss, Odile
Jacob, Paris, 1998, p. 264).
Le problème épistémologique le
plus aigu, dans le cas des sciences de l’homme, c’est l’identité entre
explanans et explanandum. Ici, en reprenant les termes de Lévi- Strauss, nous
dirons que le chercheur est porteur de la fonction symbolique dont il se sert pour étudier son objet, qui
est la fonction symbolique. Lévi-Strauss le formule ainsi « les sciences humaines travaillent sur des
symboles de choses qui sont elles-mêmes des symboles » (L’Homme nu, p. 574). Le
même s’énonçant peut-il produire une connaissance, ou seulement une simple
redondance ? Y a-t-il la possibilité d’une différenciation suffisante pour
produire une explication qui ne soit pas une reproduction ou un simple
commentaire (qui ferait des sciences humaines un « théâtre d’ombre », n’offrant
que des copies affaiblies).
Lévi-Strauss fait confiance à
l’abstraction structurale et à la formalisation pour sortir de l’identité. Nous
ajouterons pour notre part le commentaire suivant. Certes, grâce à la formalisation, une
distance est prise d’avec les faits, mais la théorie est produite par ce qui
produit les faits étudiés. C’est obligatoire si l’hypothèse de départ est juste,
celle d’une fonction symbolique commune à l’humanité (humanité dont le
chercheur fait partie). De par cette identité, le rapport entre la théorie et
son référent risque d’être une simple répétition (malgré la formalisation). Une
réponse à ce problème se trouve dans le positionnement ontologique que nous proposons (voir après, le paragraphe
« Reprendre l’apport de Lévi-Strauss »).
Un aspect de ce problème est la «
projection attributive » par laquelle la forme intellectuelle trouvée (ici la
structure) est attribuée à la réalité (réalisme). Il est net que pour Lévi-Strauss
la structure n’appartient pas à la réalité mais qu’elle est un modèle construit
d’après celle-ci. Lévi-Strauss ne commet pas cette erreur attributive, averti
qu’il est par le criticisme kantien. Sa position est hésitante. À la question
de savoir si la structure est un simple modèle, ou s’il y a un réalisme
possible de la structure, il répond «
nous n’en savons rien » et se retourne vers un opérationalisme : « L’analyse
structurale est une analyse efficace » […] « c’est une commodité scientifique ».
Elle ne correspond à ce qui existe que de manière approximative, elles «
n’exprime pas le fond des choses, mais il s’en rapproche » (Interview de Jean
José Marchand, 1972).
En même temps Lévi-Strauss
désigne explicitement un référent ontologique ce qui nous paraît être une
position épistémologique justifiée. Les structures « rendent comte de »
l’esprit humain et du social qui est leur référent ontologique. Il est légitime
de dire de quoi la structure est le modèle, si l’on ne veut pas s’en tenir à un
pur opérationnalisme. Désigner le référent ontologique ne veut pas dire lui
attribuer le modèle structural et tomber dans une naïve projection réaliste.
Concernant l’appréciation de la
théorie, on se trouve devant une difficulté, c’est que Lévi-Strauss ne donne
pas une formulation synthétique des résultats de sa recherche. Ceux-ci restent
éparpillés dans l’ensemble de l’œuvre. L’absence d’un exposé synthétique donne
un doute quant à ce que pourrait être exactement la logique inconsciente de
l’esprit humain. De plus la communauté scientifique ne s’est pas encore
prononcée. Devant une thèse aussi directe et importante pour l’anthropologie, d’une
logique simple générative des cultures et coutumes humaines, il est étonnant
qu’il n’y ait pas eu un assentiment enthousiaste de la communauté savante ou
une réfutation drastique. Tout cela laisse une impression d’incertitude.
3- Un défaut central
Lucien Scubla dans un article de 1988.
propose une analyse fine et pertinente d’un problème central. (« Fonction
symbolique et fondement sacrificiel des sociétés humaines », La revue du MAUSS,
n° 12, 1988, p. 41) Il nous excusera de le paraphraser presque mot à mot. Il
note cinq points qui mis ensemble sont tautologiques. Il note que pour Lévi-Strauss
:
- La culture est conçue comme
réalité première, c'est-à-dire comme ensemble de systèmes symboliques autonomes,
dont l'individu tire sa propre capacité à symboliser et, partant, toute sa
substance proprement humaine.
-
Il enracine la fonction symbolique dans l'esprit humain, et va même
jusqu'à faire de celui-ci l'objet principal de l'anthropologie. Il risque donc
de retomber dans cette « réduction du social au psychologique », qu'il s'agissait
pourtant d'éviter.
- D'où sa propension à
désubjectiviser les opérations de l'esprit humain en s'efforçant d'ancrer le
symbolique lui-même, et par suite la culture, dans une réalité supra
individuelle qu'il nomme « l'inconscient ».
- L’inconscient se réduit à une
fonction, la fonction symbolique, spécifiquement humaine et qui, chez tous les
hommes, s'exerce selon les mêmes lois.
Cette analyse du dispositif de
Lévi-Strauss nous paraît parfaitement exacte. Les critiques que Lucien Scubla
en fait sont diverses. Pour notre part, nous ramènerons cet ensemble à un
principe que nous appelons le « holisme structural ». Il se résume à : il y a
probablement une structure centrale unique qui gouverne toutes les
manifestations humaines.
Cette hypothèse d’arrière plan
est présente dans toute l’œuvre de Lévi-Strauss. Au début de l’œuvre, il la
cherche dans la parenté, le langage, puis les mythes. L’hypothèse s’étend
encore puisqu’elle finit par englober les mathématiques et la musique (Lévi-Strauss
C., L’homme nu, Paris, Plon, 1975, p. 578). Lévi-Strauss met sur le même plan
structural, et selon deux axes entrecroisés, mathématique et langue, musique et
mythe.
La recherche d’une structure
commune à l’ensemble des productions humaines est une hypothèse enthousiasmante,
car elle ouvre la possibilité d’une explication à la fois simple et complète. Elle
implique aussi que les différents systèmes peuvent s’exprimer les uns dans les
autres, si l’on pousse l’analyse assez loin. De cette manière, on pourrait
accéder à un « code universel » (Lévi-Strauss C., La pensée sauvage, Paris, Plon,
1962, p. 30).
La structure symbolisante de base,
serait le plus petit commun dénominateur de l’esprit, la forme élémentaire et
commune à la pensée et aux divers langages. Nos propres travaux
psychanalytiques confirment ceux de Lévi-Strauss concernant l’existence d’une
régularité et d’un ordre sous-jacent à l’apparence contingente et fantaisiste
des productions humaines. Mais nous nous inscrivons en faux contre le holisme
et le rabattement logico linguistique qui s’est produit à un moment de la
pensée de Lévi-Strauss.
L’hypothèse d’une structure
identique, réglant de la même manière, la logique, le langage et l’inconscient
est une chimère. Même au sein du langage, il a fallu admettre que la phonologie
la syntaxe et la sémantique n’obéissaient pas aux mêmes règles. L’avenir de la
recherche est plutôt de repartir en sens inverse pour trouver à quel niveau
restreint on peut faire une l’hypothèse d’une fonction ordonnatrice centrale.
4/ Conclusion
Selon notre conception, l’objet
d’une science voit le jour lorsque le référent premier s’est suffisamment
élaboré grâce à l’avancée des recherches pour que se définisse un champ factuel
cohérent, une méthode précise et une explication théorique rationnelle. Le tout
renvoie à une hypothèse ontologique unificatrice (disant de quelle partie du
monde on s’occupe). Une fois constitué, l’ensemble fait paradigme et
différentes recherches peuvent être menées sur des champs spécifiques.
Pour constituer un objet, compte
tenu du référent choisi, il faut trois conditions : avoir un corpus factuel
bien documenté, donner une théorie de la structure et expliciter son rapport à
la fonction symbolique qui la produit, donner un statut ontologique à cette
fonction. Le travail de Lévi-Strauss répond bien à ces trois conditions. L’anthropologie
structurale de Lévi-Strauss a un objet épistémique bien constitué et peut
prétendre à la scientificité.
Par rapport au référent de sa
recherche qui était, rappelons-le de montrer l’existence d’une fonction
symbolique structurante à partir des faits socioculturels dans un vaste corpus
ethnographique, le résultat obtenu montre que cette fonction engendre des
mécanismes d’allure logique. Dit autrement, Lévi-Strauss conclut que le
fonctionnement de la pensée mise en évidence par la logique moderne est
universellement appliqué, y compris sous des aspects d’apparence non
rationnelle. Quant aux structures générées, elles présentent des régularités
remarquables et sont constamment retrouvées.
Ce n’est pas un moindre résultat
du point de vue de la connaissance de l’humain. La pensée s'ordonnerait
universellement de la même manière, y compris lorsqu’elle prend la forme d’un
bricolage fondé sur le sensible. C’est bien là une assertion anthropologique. Il
reste à voir les critiques internes. Un objet de recherche peut être bien
constitué et acceptable scientifiquement, mais les résultats peuvent être
erronés si des erreurs se sont glissées dans le déroulement de la recherche.
Le travail de Lévi-Strauss, appuyé
sur une documentation gigantesque, présente un caractère de sérieux et de
rigueur qui fait honneur aux sciences de l’homme. Il s’agit d’une œuvre
considérable et d’une qualité remarquable dont nous n’avons abordé ici qu’un
aspect.
Réf: Philosciences.com