La délinquance: Entre plaisir et crime

Par Maurice Cusson
Plusieurs criminologues francophones furent initiés à la criminologie de la plume de Maurice Cusson avec, notamment, l’ouvrage ‘Délinquant pourquoi?’. Il nous livre ici une seconde édition, cette fois intitulée ‘La délinquance, une vie choisie: entre plaisir et crime’. Cusson nous raconte le développement de la délinquance à travers un entrelacement de verbatim, de résultats empiriques et de concepts théoriques. Avec comme toile de fond la théorie du choix rationnel, la criminologie de Cusson prend ici une nouvelle tangente en s’inscrivant non plus seulement dans une criminologie de l’acte, mais une criminologie des actes. Ce faisant, Cusson se donne pour mission d’expliquer plusieurs observations empiriques émanant des études sur la carrière criminelle et la criminologie développementale. Partant de là, quatre grands thèmes sont abordés, soit le style de vie délinquant, la notion de gain criminel, le milieu criminel, ainsi que les trajectoires délinquantes. A travers ces quatre grands thèmes, Cusson fait cinq constats clés.

Premier constat, le crime n’est pas l’élément central qui caractérise le délinquant mais bien son mode de vie. Cusson sonne la charge avec la notion de choix rationnel. Ce choix ne se situe pas entre le crime et le non-crime, mais bien entre une vie festive, intense et hédoniste et l’autre rangée, modérée et frugale. Deuxième constat, les motivations sous-jacentes à la délinquance ne sont pas apprises, mais bien innées. On parle ici de l’agressivité qui se résorbe graduellement au contact d’un milieu familial encadrant et éducatif. Dans le cas contraire, le manque de vigilance et de surveillance en vient à être interprété par l’enfant comme des autorisations lui laissant libre cours à ces impulsions du moment. D’autre part, n’ayant pas développé des rapports de réciprocité avec autrui, l’enfant vient à fonder ses échanges interpersonnels sur la ruse et la coercition. Troisième constat, la délinquance peut être financièrement rentable. Ainsi, le délinquant festif et calculateur de Cusson reste peu impressionné face aux mécanismes de contrôle sociaux qui, trop souvent, restent muets ou aveugles à ses agissements en apparence anodins. Cette délinquance facile, abondante et impunie fera peu pour le dissuader de s’engager plus à fond dans la criminalité parce que, selon Cusson, elle peut être financièrement rentable. Il en est tout autre pour ce mode de vie axé sur les dépenses, le plaisir et la fête. C’est en adoptant un mode de vie dont la criminalité a peine à financer que s’établissent les prémices d’une criminalité fréquente, persistante et polymorphe. Quatrième constat, la perpétration et la victimisation d’actes violents sont toutes deux étroitement reliés à l’appartenance au milieu criminel. Cusson fait ainsi remarquer qu’un processus de sélection s’organise, les enfants agressifs sont attirés par leurs semblables. Les liens qui les unissent auront tôt fait de créer des opportunités délinquantes. Le milieu criminel permet ainsi d’assurer la continuité du style de vie et la protection de l’activité criminelle, ouvrant toutefois la porte aux attaques et aux représailles. Un sentiment d’injustice subie aura tôt fait de se développer et stimulera ainsi le développement d’un système de croyances et de justifications supportant ce style de vie. Cinquième constat, la prédiction de la continuité de l’agir délinquant est imparfaite. Selon Cusson, il subsiste une large part d’imprévu dans le cours de vie qui rend difficile la prédiction de la persistance de la délinquance à travers le temps. Plusieurs événements marquants à l’âge adulte vont influencer le cours de la délinquance et du mode de vie. Selon Cusson, l’accumulation des sanctions formelles et informelles et le développement de rapports interpersonnels mutuellement avantageux, enclenchent une prise décisionnelle favorable au désistement de ce style de vie.

À la lecture de cette nouvelle édition de « Délinquants pourquoi », plusieurs points retiendront notre attention.
* Un modèle de socialisation nous est proposé, où le présentisme, concept vedette de Cusson, ainsi que la notion d’impunité, jouent tour à tour un rôle central dans le développement de la délinquance. Cusson prend ici position: la différence entre les types de délinquants en est une de degré et non de nature. À cet égard, la littérature scientifique est partagée et tend plutôt à suggérer une position intégrant ces deux perspectives.
* Cusson semble appuyer la thèse de Robert Sampson et John Laub selon laquelle les différences individuelles n’auraient que peu d’impact dans la persistance de la délinquance. En effet, l’accent est mis sur l’apport des mécanismes de contrôles sociaux en présence, où Cusson a le mérite de préciser comment l’inefficacité cumulée de différents mécanismes de socialisation contraint, en partie, les individus à choisir la délinquance comme mode de vie. Cusson ne fait qu’effleurer au passage certains facteurs de risque de la délinquance, on pense notamment aux facteurs pré- et périnataux, biologiques et psychologiques. Les études prospectives longitudinales en soulignent pourtant le rôle, plus spécifiquement au niveau de la délinquance chronique. Le prochain défi pour les criminologues sera de comprendre comment ces différents facteurs interagissent entre eux.
* Cusson se place aux côtés des David Farrington, Alex Piquero et compagnie en mettant l’emphase sur la similarité des facteurs de risque pour la délinquance chronique et la délinquance violente. Cusson parle de situations criminelles qui ont dégénérées pour expliquer les crimes violents. Si l’idée se veut intéressante, elle n’explique qu’une partie des crimes violents. De plus, deux points de contention demeurent: seulement une minorité de délinquants chroniques deviendront violents et les délinquants violents ne présentent pas tous une délinquance chronique. Comment expliquer cette situation? A cet égard, l’état des connaissances actuelles est déficient.
* Cusson met l’emphase sur le changement et la nature imprévisible du développement à travers le temps sans toutefois mentionner si cette continuité et cette discontinuité caractérisent une trajectoire délinquante ou des trajectoires délinquantes bien distinctes.
* C’est avec beaucoup de doigté que Cusson souligne le rôle de la causalité réciproque, une perspective peu abordée en criminologie, en montrant comment les conséquences du comportement criminel, principalement à travers le rôle du milieu criminel, influencent et stimulent son développement. La force du texte de Cusson demeure l’adroite habileté à décrire les motivations sous-jacentes à la délinquance en abordant des thèmes d’importance mais peu discutées en criminologie comme le polymorphisme criminel. En s’inspirant principalement des travaux de criminologues francophones, Cusson nous livre un vent de fraîcheur en marge d’une criminologie américaine trop souvent prise dans des marasmes méthodologiques oubliant la substance du propos. Si les études sur la carrière criminelle ont été fécondes pour quantifier son développement, Cusson la qualifie pour lui donner un visage moins mécanique et, du même coup, plus humaine.

Réf : Patrick Lussier, Ph.D.
Simon Fraser University