Guy de Maupassant
(1850-1893)
Contes et nouvelles
LA CONFESSION
Résumé :
Tout Véziers-le-Réthel avait assisté aux
convoi et enterrement de M. Badon-Leremincé, et les derniers mots du discours
du délégué de la préfecture demeuraient dans toutes les mémoires : "C'est
un honnête homme de moins !"
Honnête homme il avait été dans
tous les actes appréciables de sa vie, dans ses paroles, dans son exemple, dans
son attitude, dans sa tenue, dans ses démarches, dans la coupe de sa barbe et
la forme de ses chapeaux. Il n'avait jamais dit un mot qui ne contînt un
exemple, jamais fait une aumône sans l'accompagner d'un conseil, jamais tendu
la main sans avoir l'air de donner une espèce de bénédiction.
Il laissait deux enfants : un
fils et une fille ; son fils était conseiller général, et sa fille ayant épousé
un notaire, M. Poirel de la
Voulte, tenait le haut du pavé dans Véziers.
Ils étaient inconsolables de la
mort de leur père, car ils l'aimaient sincèrement.
Aussitôt
la cérémonie terminée, ils rentrèrent à la maison du mort, et s'étant enfermés
tous trois, le fils, la fille et le gendre, ils ouvrirent le testament qui
devait être décacheté par eux seuls, et seulement après que son cercueil aurait
été mis en terre. Une annotation sur l'enveloppe indiquait cette volonté.
Ce fut M. Poirel de la Voulte qui déchira le
papier, en sa qualité de notaire habitué à ces opérations, et, ayant ajusté ses
lunettes sur ses yeux, il lut, de sa voix terne, faite pour détailler les
contrats :
- Mes enfants, mes chers enfants,
je ne pourrais dormir tranquille de l'éternel sommeil si je ne vous faisais, de
l'autre côté de la tombe, une confession, la confession d'un crime dont le
remords a déchiré ma vie. Oui, j'ai commis un crime, un crime affreux,
abominable.
J'avais alors vingt-six ans et je débutais
dans le barreau, à Paris, vivant de la vie des jeunes gens de province échoués,
sans connaissances, sans amis, sans parents, dans cette ville.
Je pris une maîtresse. Que de gens
s'indignent à ce seul mot "une maîtresse", et pourtant il est des
êtres qui ne peuvent vivre seuls. Je suis de ceux-là. La solitude m'emplit
d'une angoisse horrible, la solitude dans le logis, auprès du feu, le soir. Il
me semble alors que je suis seul sur la terre, affreusement seul, mais entouré
de dangers vagues, de choses inconnues et terribles ; et la cloison qui me
sépare de mon voisin, de mon voisin que je ne connais pas, m'éloigne de lui
autant que des étoiles aperçues par ma fenêtre. Une sorte de fièvre m'envahit,
une fièvre d'impatience et de crainte ; et le silence des murs m'épouvante. Il
est si profond et si triste ce silence de la chambre où l'on vit seul ! Ce
n'est pas seulement un silence autour du corps, mais un silence autour de
l'âme, et, quand un meuble craque on tressaille jusqu'au coeur, car aucun bruit
n'est attendu dans ce morne logis.
Combien de fois, énervé, apeuré par cette
immobilité muette, je me suis mis à parler, à prononcer des mots, sans suite,
sans raison, pour faire du bruit. Ma voix alors me paraissait si étrange que
j'en avais peur aussi. Est-il quelque chose de plus affreux que de parler seul
dans une maison vide ? La voix semble celle d'un autre, une voix inconnue,
parlant sans cause, à personne, dans l'air creux, sans aucune oreille pour
l'écouter, car on sait, avant qu'elles s'échappent dans la solitude de
l'appartement, les paroles qui vont sortir de la bouche. Et quand elles
résonnent lugubrement dans le silence, elles n'ont plus l'air que d'un écho,
l'écho singulier de mots prononcés tout bas par la pensée.
Je pris une maîtresse, une jeune fille comme
toutes ces jeunes filles qui vivent dans Paris d'un métier insuffisant à les
nourrir. Elle était douce, bonne, simple ; ses parents habitaient Poissy. Elle
allait passer quelques jours chez eux de temps en temps.
Pendant un an je vécus assez tranquille
avec elle, bien décidé à la quitter lorsque je trouverais une jeune personne
qui me plairait assez pour l'épouser. Je laisserais à l'autre une petite rente,
puisqu'il est admis, dans notre société, que l'amour d'une femme doit être
payé, par de l'argent quand elle est pauvre, par des cadeaux quand elle est
riche.
Mais voilà qu'un jour elle
m'annonça qu'elle était enceinte. Je fus atterré et j'aperçus en une seconde
tout le désastre de mon existence. La chaîne m'apparut, que je traînerais
jusqu'à ma mort, partout, dans ma famille future, dans ma vieillesse, toujours
: chaîne de la femme liée à ma vie par l'enfant, chaîne de l'enfant qu'il
faudra élever, surveiller, protéger, tout en me cachant de lui et en le cachant
au monde. J'eus l'esprit bouleversé par cette nouvelle ; et un désir confus,
que je ne formulai point, mais que je sentais en mon coeur, prêt à se montrer,
comme ces gens cachés derrière des portières pour attendre qu'on leur dise de
paraître, un désir criminel rôda au fond de ma pensée ! - Si un accident
pouvait arriver ? Il en est tant, de ces petits êtres, qui meurent avant de
naître !
Oh ! Je ne désirai point la mort
de ma maîtresse. La pauvre fille, je l'aimais bien ! Mais je souhaitai,
peut-être, la mort de l'autre, avant de l'avoir vu ?
Il naquit. J'eus un ménage dans
mon petit logis de garçon, un faux ménage avec enfant, chose horrible. Il
ressemblait à tous les enfants. Je ne l'aimais guère. Les pères, voyez-vous,
n'aiment que plus tard. Ils n'ont point la tendresse instinctive et emportée
des mères ; il faut que leur affection s'éveille peu à peu, que leur esprit
s'attache par les liens qui se nouent chaque jour entre les êtres vivant
ensemble.
Un an encore s'écoula : je fuyais
maintenant ma demeure trop petite, où traînaient des linges, des langes, des
bas grands comme des gants, mille choses de toute espèce laissées sur un
meuble, sur le bras d'un fauteuil, partout. Je fuyais surtout pour ne point
l'entendre crier, lui ; car il criait à tout propos, quand on le changeait,
quand on le lavait, quand on le touchait, quant on le couchait, quand on le
levait, sans cesse.
J'avais fait quelques
connaissances et je rencontrai dans un salon celle qui devait être votre mère.
J'en devins amoureux, et le désir de l'épouser s'éveilla en moi. Je lui fis la
cour ; je la demandai en mariage ; on me l'accorda.
Et je me trouvai pris dans ce
piège. - Épouser, ayant un enfant, cette jeune fille que j'adorais - ou bien
dire la vérité et renoncer à elle, au bonheur, à l'avenir, à tout, car ses
parents, gens rigides et scrupuleux, ne me l'auraient point donnée, s'ils
avaient su.
Je passai un mois horrible
d'angoisse, de tortures morales ; un mois où mille pensées affreuses me
hantèrent ; et je sentais grandir en moi une haine contre mon fils, contre ce
petit morceau de chair vivante et criante qui barrait ma route, coupait ma vie,
me condamnait à une existence sans attente, sans tous ces espoirs vagues qui
font charmante la jeunesse.
Mais voilà que la mère de ma
compagne tomba malade, et je restai seul avec l'enfant.
Nous étions en décembre. Il
faisait un froid terrible. Quelle nuit ! Ma maîtresse venait de partir. J'avais
dîné seul dans mon étroite salle et j'entrai doucement dans la chambre où le
petit dormait.
Je m'assis dans un fauteuil
devant le feu. Le vent soufflait, faisait craquer les vitres, un vent sec de
gelée, et je voyais, à travers la fenêtre, briller les étoiles de cette lumière
aiguë qu'elles ont par les nuits glacées.
Alors l'obsession qui me hantait
depuis un mois pénétra de nouveau dans ma tête. Dès que je demeurais immobile,
elle descendait sur moi, entrait en moi et me rongeait. Elle me rongeait comme
rongent les idées fixes, comme les cancers doivent ronger les chairs. Elle
était là, dans ma tête, dans mon coeur, dans mon corps entier, me semblait-il ;
et elle me dévorait, ainsi qu'aurait fait une bête. Je voulais la chasser, la
repousser, ouvrir ma pensée à d'autres choses, à des espérances nouvelles,
comme on ouvre une fenêtre au vent frais du matin pour chasser l'air vicié de
la nuit ; mais je ne pouvais, même une seconde, la faire sortir de mon cerveau.
Je ne sais comment exprimer cette torture. Elle me grignotait l'âme ; et je
sentais avec une douleur affreuse, une vraie douleur physique et morale, chacun
de ses coups de dents.
Mon existence était finie !
Comment sortirais-je de cette situation ? Comment reculer, et comment avouer ?
Et j'aimais celle qui devait
devenir votre mère d'une passion folle, que l'insurmontable obstacle exaspérait
encore.
Une colère terrible grandissait,
qui me serrait la gorge, une colère qui touchait à la folie... à la folie !
Certes, j'étais fou, ce soir-là !
L'enfant dormait. Je me levai et
je le regardai dormir. C'était lui, cet avorton, cette larve, ce rien qui me
condamnait à un malheur sans appel.
Il dormait, la bouche ouverte, enseveli sous les
couvertures, dans un berceau, près de mon lit, où je ne pourrais pas dormir,
moi !
Comment ai-je accompli ce que
j'ai fait ? Le sais-je ? Quelle force m'a poussé, quelle puissance malfaisante
m'a possédé ? Oh ! La tentation du crime m'est venue sans que je l'aie sentie
s'annoncer. Je me rappelle seulement que mon coeur battait affreusement. Il
battait si fort que je l'entendais comme on entend des coups de marteau
derrière des cloisons. Je ne me rappelle que cela ! Mon coeur battait ! Dans ma
tête c'était une étrange confusion, un tumulte, une déroute de toute raison, de
tout sang-froid. J'étais dans une de ces heures d'effarement et d'hallucination
où l'homme n'a plus la conscience de ses actes ni la direction de sa volonté.
Je soulevai doucement les
couvertures qui cachaient le corps de mon enfant ; je les rejetai sur les pieds
du berceau, et je le vis, tout nu. Il ne se réveilla pas. Alors je m'en allai
vers la fenêtre, tout doucement, tout doucement ; et je l'ouvris.
Un souffle d'air glacé entra
ainsi qu'un assassin, si froid que je reculai devant lui ; et les deux bougies
palpitèrent. Et je restai debout près de la fenêtre, n'osant pas me retourner
comme pour ne pas voir ce qui se passait derrière moi, et sentant sans cesse
glisser sur mon front, sur mes joues, sur mes mains, l'air mortel qui entrait
toujours. Cela dura longtemps.
Je ne pensais pas, je ne
réfléchissais à rien. Tout à coup une petite toux me fit passer un épouvantable
frisson des pieds à la tête, un frisson que j'ai encore en ce moment, dans la
racine des cheveux. Et d'un mouvement affolé je fermai brusquement les deux
battants de la fenêtre, puis, m'étant retourné, je courus au berceau.
Il dormait toujours, la bouche
ouverte, tout nu. Je touchai ses jambes ; elles étaient glacées, et je les
recouvris.
Mon coeur soudain s'attendrit, se
brisa, s'emplit de pitié, de tendresse, d'amour pour ce pauvre être innocent
que j'avais voulu tuer. Je le baisai longtemps sur ses cheveux fins ; puis je
revins m'asseoir devant le feu.
Je songeai avec stupeur, avec
horreur à ce que j'avais fait, me demandant d'où viennent ces tempêtes de l'âme
où l'homme perd toute notion des choses, toute autorité sur lui-même, et agit
dans une sorte d'ivresse affolée, sans savoir ce qu'il fait, sans savoir où il
va, comme un bateau dans un ouragan.
L'enfant toussa encore une fois,
et je me sentis déchiré jusqu'au coeur. S'il allait mourir ! Mon Dieu ! Mon
Dieu ! Que deviendrais-je, moi ?
Je me levai pour aller le
regarder ; et, une bougie à la main, je me penchai sur lui. Le voyant respirer
avec tranquillité, je me rassurais, quand il toussa pour la troisième fois ; et
je ressentis une telle secousse, je fis un tel mouvement en arrière, comme
lorsqu'on est bouleversé par la vue d'une chose affreuse, que je laissai tomber
ma bougie.
En me redressant après l'avoir
ramassée, je m'aperçus que j'avais les tempes mouillées de sueur, de cette
sueur chaude et gelée en même temps que produisent les angoisses de l'âme,
comme si quelque chose de l'affreuse souffrance morale, de cette torture
innommable qui est bien, en effet, brûlante comme le feu et froide comme la
glace, transpirait à travers les os et la peau du crâne.
Et je restai jusqu'au jour penché
sur mon fils, me calmant lorsqu'il demeurait longtemps tranquille, et traversé
par des douleurs abominables lorsqu'une faible toux sortait de sa bouche.
Il s'éveilla avec les yeux
rouges, la gorge embarrassée, l'air souffrant.
Quand ma femme de ménage entra,
j'envoyai bien vite chercher un médecin. Il vint au bout d'une heure, et
prononça, après avoir examiné l'enfant :
- N'a-t-il pas eu froid ?
Je me mis à trembler comme
tremblent les gens très vieux, et je balbutiai :
- Mais non, je ne crois pas.
Puis je demandai :
- Qu'est-ce que c'est ? Est-ce
grave ?
Il répondit :
- Je n'en sais rien encore. Je
reviendrai ce soir.
Il revint le soir. Mon fils avait
passé presque toute la journée dans un assoupissement invincible, toussant de
temps à autre.
Une fluxion de poitrine se
déclara dans la nuit.
Et cela dura dix jours. Je ne
puis exprimer ce que j'ai souffert durant ces interminables heures qui séparent
le matin du soir et le soir du matin.
Il mourut. Et depuis... depuis ce
moment, je n'ai point passé une heure, non, pas une heure, sans que le souvenir
atroce, cuisant, ce souvenir qui ronge, qui semble tordre l'esprit en le
déchirant, remuât en moi comme une bête mordante enfermée au fond de mon âme.
Oh ! Si j'avais pu devenir fou
!...
M. Poirel de la Voulte releva ses lunettes
d'un mouvement qui lui était familier quand il avait achevé la lecture d'un
contrat ; et les trois héritiers du mort se regardèrent, sans dire un mot,
pâles, immobiles.
Au bout d'une minute, le notaire
reprit :
- Il faut détruire cela.
Les deux autres baissèrent la tête
en signe d'assentiment. Il alluma une bougie, sépara soigneusement les pages
qui contenaient la dangereuse confession des pages qui contenaient les
dispositions d'argent, puis il les présenta sur la flamme et les jeta dans la
cheminée.
Et ils regardèrent les feuilles
blanches se consumer. Elles ne formèrent bientôt plus qu'une sorte de petits
tas noirs. Et comme on apercevait encore quelques lettres qui se dessinaient en
blanc, la fille, du bout de son pied, écrasa à petits coups la légère croûte de
papier flambé, la mêlant aux cendres anciennes.
Puis, ils restèrent encore tous
les trois quelque temps à regarder cela, comme s'ils eussent craint que le
secret brûlé ne s'envolât de la cheminée.
10 novembre 1884